23

L’Asiatique, une plume fichée dans les cheveux, une courte lance à la main, s’avança vers le roi Toutankhamon, coiffé de la couronne bleue et habillé d’un pagne de cuir blanchi auquel était accrochée une queue de taureau. Derrière le pharaon se tenait la grande épouse royale, Akhésa, vêtue d’une longue robe très ample descendant jusqu’aux chevilles. Sur sa tête, une haute couronne composée de deux cornes de vache en forme de lyre encadrant deux plumes d’autruche reposant sur un disque d’or. À quelque distance se trouvait le « divin père » Aÿ, tenant un sceptre d’argent dont la tige reposait sur son épaule.

Le soleil, haut dans le ciel, brillait de tout son éclat. La cour du temple était une fournaise. Le « divin père », malgré la perruque parfumée lui couvrant la tête, supportait mal l’intense chaleur. De grosses gouttes de sueur lui coulaient sur le front.

Akhésa, impassible, récitait les formules magiques destinées à protéger son époux de l’agression qu’il subissait. « La vie est derrière toi, psalmodiait-elle en élevant la main droite afin d’offrir au pharaon un fluide bienfaisant, toi qui es semblable au soleil. »

Ces paroles n’arrêtèrent pas l’ennemi, un homme jeune et fort auprès duquel Toutankhamon faisait figure d’enfant chétif. Il leva sa lance, prêt à la ficher dans la poitrine du maître des Deux Terres.

Akhésa prononça à haute voix les stances révélées aux reines par Isis, maîtresse de la magie.

Pharaon leva la main gauche, armée d’un sabre court à la lame recourbée. L’Asiatique fut comme pétrifié. Il lâcha sa lance et tenta de s’enfuir. Mais Toutankhamon, en quelques pas, le rattrapa. L’ennemi mit le genou gauche en terre et, apeuré, tourna la tête vers le roi qui, de la main droite, l’empoigna par les cheveux.

Toutankhamon éleva son sabre.

L’Asiatique tremblait, voyant sa mort venir.

— Ainsi Pharaon, Soleil des Deux Terres, est-il éternellement vainqueur des ténèbres, conclut le « divin père » Aÿ.

La première phase du rituel de création du temple était terminée.

 

Quelques instants de repos furent accordés aux acteurs du drame sacré. Les deux porte-éventail, Houy et Nakhtmin, veillaient à rafraîchir constamment le couple royal.

Akhésa ne ressentait pas la fatigue. Elle avait même oublié le poids de la couronne. Ni la chaleur ni le soleil ne la gênaient. L’air brûlant lui paraissait doux, tant elle était heureuse d’entrevoir une nouvelle victoire qui accroissait encore le rayonnement de Pharaon.

Au terme d’âpres négociations avec le Premier Prophète d’Amon, qui avait utilisé les armes de la théologie et de la mauvaise foi, Akhésa avait obtenu que Toutankhamon, malgré son jeune âge, fondât son propre temple, comme chaque pharaon avait le devoir de le faire. Elle avait écarté les arguments dilatoires du chef des prêtres qui, contraint de céder aux exigences légitimes de la grande épouse royale, était demeuré intraitable sur un point précis : puisque l’âge de Toutankhamon ne comptait pas, il devrait se conformer aux épreuves physiques imposées par le rituel. Akhésa avait reconnu le bien-fondé de la requête. Il lui avait fallu de longues journées pour convaincre Toutankhamon de passer à l’action. Le jeune roi commençait à regretter sa décision. Il n’aurait pas la force d’aller jusqu’au bout, malgré la présence de son épouse et les interventions répétées de Houy qui lui donnait à boire une drogue stimulante. Alors que le roi reprenait à peine son souffle après le rituel du matin qui s’était terminé par le combat avec l’ennemi venu des ténèbres, le Premier Prophète venait déjà le chercher.

Sur le site choisi, au cœur de la rive occidentale, Maya le Maître d’Œuvre avait délimité au cordeau l’emplacement du futur sanctuaire. En sa présence, Pharaon avait creusé à la houe la tranchée de fondation pour y placer un dépôt précieux composé d’une pierre taillée et d’outils en miniature. Puis Toutankhamon avait nommé, un à un, les nombreux officiants qui auraient la charge de s’occuper de son temple et de veiller à ce que la circulation des offrandes y fût assurée. Un prêtre, portant le masque du dieu Thot à tête d’ibis et une prêtresse celui de la déesse Séchât, patronne des bâtisseurs, enlacèrent le jeune roi à l’emplacement du futur naos qui abriterait les statues de culte. Introduit de son vivant dans le cercle des puissances célestes, Toutankhamon devenait un dieu sur terre à l’instant même où le soleil atteignait l’apogée de sa course.

Le Maître d’Œuvre Maya était fier de son roi. À présent, avec l’accord du Premier Prophète d’Amon, il pourrait entreprendre un vaste programme de restaurations et de constructions où brillerait le nom de Toutankhamon pour les siècles des siècles. Il rendrait au centuple le don de vie que lui avait accordé un enfant devenu le maître de l’Égypte, il lui construirait les plus beaux et les plus grandioses des temples, ferait naître les plus achevées des statues.

Surgissant à l’horizon, un char, soulevant un nuage de poussière ocre, s’arrêta devant le couple royal. En descendit le général Horemheb qui, après avoir salué le pharaon, le revêtit d’une cotte de mailles, la cuirasse du dieu faucon Montou, seigneur de la guerre, qui avait permis aux pharaons de libérer l’Égypte de ses envahisseurs. Le corselet était incrusté d’or et de pierreries. Horemheb passa au cou du roi un collier de perles d’or et lui remit une épée, une dague, un arc et des flèches.

Toutankhamon regarda avec crainte le char d’apparat à deux roues dans lequel il devrait combattre. La caisse, ouverte à l’arrière, était recouverte de feuilles d’or battues posées sur un enduit à base de plâtre. La décoration comportait des cartouches contenant le nom du roi, des fleurs, des spirales et des rosaces. Le panneau avant extérieur s’ornait d’une tête de faucon, également présente sur le timon. Sur chaque côté du joug qui y était fixé, la figure d’un ennemi ligoté.

Toutankhamon, soutenu par Horemheb, monta dans le char au plancher fait de lanières de cuir entrecroisées et recouvertes de peaux de chacal. Il s’y tint debout, éprouvant la souplesse de la caisse reposant à la fois sur le timon et sur l’axe reliant les deux roues à six rayons où étaient inscrits les noms des pays étrangers. Les panneaux intérieurs étaient décorés d’un Asiatique et d’un Africain prisonniers, vaincus par Pharaon représenté sous la forme du sphinx. Au-dessus, un œil grand ouvert, qui permettrait au char de suivre la bonne route et d’échapper aux accidents. Les chevaux piaffaient d’impatience, énervés par la chaleur. Leurs œillères étaient en écorce plaquée d’or.

Horemheb présenta au jeune roi les rênes qui passaient au travers d’anneaux fixés au harnais et lui en ceignit la taille de manière qu’il ne tombât point, même déséquilibré. Le général fit mine d’admirer le somptueux harnachement de cuir des chevaux, incrusté de pâte de couleur, d’or et d’argent.

Un étrange sourire flottait sur ses lèvres. Toutankhamon eut peur, mais il n’avait plus la possibilité de reculer. Il chercha le regard d’Akhésa qui, à quelques pas du char, l’encourageait de tout son amour.

— Votre Majesté, déclara le général, est une montagne d’or qui illumine les Deux Terres de son regard de feu, celui qui apparaît sur son char comme le soleil à son lever, le fils de la lumière qui éclaire ses sujets et les éblouit de sa vaillance. Quel autre destin que le triomphe pourrait-il connaître ?

Toutankhamon discerna une ironie certaine dans la question posée par le général. Aurait-il préparé un piège ?

Le roi tira sur les rênes. Elles lui parurent solides et bien fixées. Le char n’aurait pas à rouler vite. En dépit de sa fatigue, Pharaon affronta cette ultime épreuve destinée à démontrer qu’il possédait les qualités des plus grands monarques. Horemheb s’écarta.

Le char s’ébranla, en direction de l’extrémité de la cour où avait été installée une chicane de pierre. En sortirent deux lions de Nubie, gras et patauds.

La coutume voulait que Pharaon, pour manifester sa vaillance et son aptitude à lutter contre n’importe quel dragon, fût capable d’abattre, seul, des bêtes fauves. Le grand Aménophis III avait réduit l’expérience à un combat fictif. Les lions étaient gavés de nourriture à base d’une plante qui les assoupissait, et ainsi ils ne manifestaient guère d’agressivité. Quant aux flèches qui devaient les frapper, leur extrémité était arrondie et ne leur causait aucune blessure. Toutankhamon avait comme principal ennemi la chaleur écrasante. Elle causait un vertige qui risquait de lui faire manquer son exercice d’adresse.

Le jeune roi banda son arc et décocha sa première flèche. Elle passa au-dessus de la tête du premier lion, un vieux mâle mécontent d’avoir été réveillé et d’être obligé de se lever sous le soleil ardent.

Akhésa ne cessait de fixer Toutankhamon, tentant de lui transmettre son fluide vital, l’énergie invisible d’où procédaient les actions humaines. Il fallait qu’il réussisse, qu’il s’impose à la cour comme un monarque digne de ses plus glorieux ancêtres.

Toutankhamon ne se sentait plus capable de bander l’arc rituel une seconde fois. Il avait envie de s’allonger, de ne plus bouger et de dormir. Il se tourna sur sa gauche et chercha les yeux d’Akhésa. Il la vit, debout dans la lumière, tenant sur sa poitrine un sceptre en forme de fleur de lotus.

Pour elle, il triompherait.

La flèche partit, puissante et précise. Elle frappa le second lion au flanc.

Des cris de joie saluèrent l’exploit. Mais ils s’étranglèrent quand le fauve, qui aurait dû se montrer indifférent, poussa un grognement menaçant et se rua vers le char royal.

Ahuri par cette réaction imprévisible, le jeune roi lâcha son arc. Il tenta de sauter à terre, oubliant qu’il était retenu par les rênes fixées aux anneaux du harnais. Saisissant sa dague, il commença à les trancher avec maladresse.

Le lion bondit, affolant les chevaux qui partirent au galop. Toutankhamon, le buste cassé, était ballotté de droite et de gauche. Réussissant enfin à se détacher, il tomba lourdement dans la poussière, après que son front eut heurté l’arrière du char.

Le lion se précipitait sur lui.

Le général Horemheb, qui s’était emparé de l’arme d’un des archers de la garde royale, tira deux flèches avec une extraordinaire rapidité. Elles atteignirent l’animal à la tête. Foudroyé, il s’effondra. Étendu sur le ventre, Toutankhamon ne bougeait plus.

 

Akhésa veillait Toutankhamon.

Gravement blessé, le jeune roi était soigné jour et nuit par les médecins et les magiciens qui avaient désinfecté ses plaies et réduit une fracture à la jambe gauche. Le torse devait être maintenu bandé. Après trois jours d’angoisse où l’existence du monarque était demeurée entre les mains de la déesse d’Occident, l’esprit de Toutankhamon semblait de nouveau se rattacher à la terre.

Akhésa était assise sur un siège recouvert d’or et dont les barreaux s’ornaient du lotus et du papyrus. Elle s’appuyait sur les bras formés du corps de deux serpents ailés couronnés, enserrant dans leurs replis et à l’intérieur de leurs ailes les cartouches contenant le nom du roi. Ainsi l’être immortel de Pharaon était-il perpétuellement protégé du mal. Les pieds nus de la grande épouse royale étaient posés sur un escabeau en bois doré, incrusté de faïence bleue et décoré de la représentation de neuf arcs, évoquant l’ensemble des pays étrangers soumis à l’autorité du roi d’Égypte.

La respiration du roi devint saccadée. Il se tourna sur le côté, gémit, ouvrit les yeux.

— Akhésa…

— Je suis là, répondit-elle aussitôt, se précipitant vers le lit pour lui prendre la main.

Leurs joues se touchèrent. Ils réglèrent leur souffle l’un sur l’autre, comme si leurs âmes s’épousaient.

— Je vais mieux, Akhésa… je crois que je suis capable de me lever.

— Ne bouge pas. Je vais chercher un baume.

La jeune femme ôta le drap de lin qui couvrait le corps de Toutankhamon et le massa longuement avec un onguent qui avait la vertu de cicatriser les chairs et de supprimer les douleurs. Puis elle répandit sur sa peau un parfum aux dix essences les plus rares, fabriqué dans le laboratoire de Karnak, et lui offrit des fruits de mandragore.

Le roi avait la nuque posée sur un coussin que supportait un chevet en ivoire, orné de chaque côté d’une tête rieuse de Bès, le dieu nain qui entretenait la joie et la vitalité.

— Akhésa… viens sur moi… je veux t’aimer…

Toutankhamon tendit les bras vers elle. Elle embrassa ses mains, se détourna, revint avec un collier de fleurs de lotus qu’elle lui passa autour du cou.

Puis elle se dénuda, ne gardant qu’un pendentif en forme de cœur, et s’étendit avec une infinie douceur sur le corps du roi.

 

Toutankhamon reposait, apaisé. Assise sur le rebord d’une fenêtre, Akhésa contemplait les étoiles du ciel d’été. L’une d’elles brillait plus que les autres. La jeune femme se remémora ses leçons d’astronomie, crut l’avoir identifiée, mais se rendit compte de son erreur. Cette étoile-là ne faisait pas partie de celles qui avaient été répertoriées par les savants. Son étrange clarté l’hypnotisait.

Soudain, elle comprit.

C’était l’âme d’Akhénaton, son père bien-aimé, qui lui apparaissait, rappelant qu’elle devait continuer son œuvre, lutter contre les prêtres d’Amon et leur Premier Prophète, ces scélérats qui oubliaient la splendeur divine pour s’enrichir. Fille d’Akhénaton et femme de Toutankhamon, héritière d’un monde anéanti qui ne devait pas disparaître de la mémoire des hommes, écartelée entre le respect d’un message dont elle était l’unique dépositaire et les exigences du pouvoir, Akhésa avait besoin de cette lumière au cœur de la nuit. Par-delà la mort, Akhénaton lui transmettait la puissance vitale qui circulait dans l’univers et que nulle bassesse humaine ne souillerait jamais. L’étoile, disaient les sages, était la porte du cosmos par laquelle passait l’enseignement divin. L’âme d’Akhénaton faisait désormais partie de la cour céleste où les étoiles formaient une confrérie de lumière. Le roi défunt annonçait à sa fille qu’il avait rejoint l’origine, le lieu intemporel où il l’attendait.

Akhésa, comblée d’un bonheur indicible par cette révélation, posa la main sur son ventre nu. Cette nuit, elle en avait l’intuition, un autre enfant avait été conçu. Ce combat-là aussi, il lui faudrait le gagner, mener à bien une grossesse qui donnerait un fils à Toutankhamon, un fils à qui elle inculquerait le sens de l’État.

Comme elle aimait ces nuits chaudes, remplies de parfums montant de la terre mouillée arrosée par les jardiniers ! Elle écoutait le bruissement des ailes des chouettes, traversant les ténèbres à la recherche d’une proie. Elle entendait battre le cœur secret de la nature, reflet de l’ordre impérissable conçu par Dieu.

Son regard tomba sur deux objets que le roi gardait à la tête de son lit, ses souvenirs les plus précieux : une petite statuette d’Aménophis III en or massif et une boîte en argent au nom de la reine Téyé, contenant une boucle de cheveux de la grande reine. Akhésa la considérait comme un modèle qu’elle tenterait de suivre et de dépasser.

 

Houy et Nakhtmin avaient décidé de mener, ensemble, une enquête sur l’incident qui avait failli coûter la vie au roi Toutankhamon. Tous deux étaient d’accord sur le fait majeur : un fauve dangereux avait remplacé le lion pacifique qui avait été prévu pour le rituel. Cet échange, accompli avec une intention criminelle, avait nécessité une organisation particulière dont il devait être possible de retrouver les traces. Nakhtmin s’occuperait des ritualistes chargés de la bonne marche de la cérémonie, Houy des fonctionnaires préposés au zoo royal. Ils devraient procéder avec prudence afin d’identifier les éventuels coupables et de ne pas risquer eux-mêmes un mauvais sort. Chaque soir, ils se retrouveraient dans le temple de Mout, là où médecins et chirurgiens de Thèbes célébraient leurs rites et effectuaient leurs recherches.

Houy et Nakhtmin, révoltés par le complot meurtrier fomenté contre un roi qu’ils vénéraient, s’étaient juré de découvrir la vérité, même si cette dernière devait éclabousser la cour ou un grand personnage de l’État.

La grande épouse royale, consultée de la manière la plus discrète, les avait encouragés. Elle comptait davantage sur eux que sur le « divin père » Aÿ, chargé de l’enquête.

 

— Nous ne disposons d’aucun indice sérieux, Votre Majesté ! avoua le « divin père » Aÿ, chagriné. Personne n’a commis d’imprudence. Ce lion est devenu fou… Une bête presque apprivoisée ! C’est incroyable.

— N’y aurait-il pas eu… substitution ? avança la grande épouse royale.

Le « divin père » fronça les sourcils.

— Tout à fait impossible, Votre Majesté ! Qui aurait pu vouloir attenter à la vie de notre souverain bien-aimé ? Non, c’est insensé. Écartons cette idée horrible. Seule la fatalité explique ce drame. Comment se porte le roi, ce matin ?

— Il est encore faible, répondit Akhésa. Il passe la plupart de son temps à dormir.

— Grâce à Dieu, l’Égypte n’a pas perdu son roi… N’est-il pas l’heure de votre audience ?

— En effet, « divin père ». Je m’y rends sur-le-champ.

Toutankhamon était presque rétabli. Mais Akhésa voulait lui éviter toute fatigue avant sa complète guérison et lui avait imposé de garder la chambre en refusant les visites. Le poids du gouvernement retombait sur les épaules de la grande épouse royale et de son Premier ministre, Aÿ, auquel elle demandait de gérer les affaires courantes.

— Si vous le désirez, Majesté, je suis prêt à vous soulager des tâches les plus écrasantes.

Akhésa, sévère, regarda le vieux dignitaire.

— Contentez-vous d’exécuter mes ordres comme j’exécute ceux de Pharaon. Conformément à nos institutions, je gouvernerai les Deux Terres jusqu’à son retour sur le trône. Vous m’apporterez ce soir les rapports concernant l’entretien des canaux et la mise en silos de la prochaine récolte.

— Bien, Votre Majesté.

Akhésa s’éloigna à pas pressés, laissant le Premier ministre à angle droit.

 

La grande épouse royale avait oublié de fêter ses dix-huit ans. Depuis cinq mois, depuis ce qu’elle considérait comme un attentat manqué contre son époux, elle ne s’était pas accordé un seul jour de repos en dépit de sa nouvelle grossesse. Elle avait été contrainte de mener l’éprouvante et rigoureuse existence d’un pharaon avec une douzaine d’heures de travail quotidiennes sur une quantité inépuisable de dossiers.

Handicapée par son manque de compétences techniques et administratives, Akhésa s’était fiée à son instinct pour distinguer les sujets essentiels des problèmes secondaires. Elle avait surtout mis à contribution le « divin père » Aÿ, lui posant mille questions et lui extirpant l’essentiel de sa longue et précieuse expérience. Quand Aÿ prit conscience de s’être laissé dépouiller de son trésor le plus précieux, il était trop tard. Akhésa n’avait plus besoin de lui comme d’un mentor. Il était devenu son serviteur et son subordonné. Que faire d’autre, avait-il expliqué à Horemheb, sinon accepter la situation ?

Akhésa avait la gorge serrée. L’audience prévue pour ce matin-là l’avait empêchée de trouver le sommeil. L’homme qu’elle avait mandé était l’un des rares êtres sur lesquels elle n’avait aucune prise. Précédée de deux archers, la grande épouse royale entra dans une petite salle éclairée par deux fenêtres rectangulaires ouvertes dans le toit. Elle renvoya les gardes et fit fermer les portes, ne souhaitant la présence d’aucun témoin.

Le Maître d’Œuvre Maya attendait, adossé à une colonne, sans impatience. Un simple message porté par la servante nubienne n’avait pas été suffisant pour le faire venir au palais. Akhésa avait dû lui envoyer un porteur du sceau royal, muni d’une convocation impérative à laquelle le ministre des Finances et chef de tous les chantiers du roi ne pouvait se soustraire.

Akhésa ne s’assit pas sur le trône qui lui était réservé. Chercher à impressionner un homme aussi rude que Maya aurait constitué une erreur de stratégie. Il serait également inutile de s’embarrasser de nuances. C’est pourquoi elle alla droit au but.

— Maya, je ne comprends pas votre attitude. Pourquoi les travaux de Karnak n’avancent-ils pas ? Pourquoi le temple funéraire du roi demeure-t-il à l’état de plan ? Pourquoi restez-vous à Thèbes au lieu de parcourir l’Égypte et de faire ériger partout des monuments à sa gloire ?

— À toutes ces questions, Votre Majesté, une seule réponse : les matériaux me manquent. Le granit d’Assouan n’arrive pas. Il faudrait construire de nouvelles barques et planifier les transports de manière différente.

Le ton de Maya était cassant, presque insultant.

— Vous vous moquez de moi, Maître d’Œuvre. Ces problèmes-là relèvent de votre compétence. Si vous ne les avez pas résolus, c’est que vous comptiez vous en servir comme prétextes.

Maya leva les yeux vers les fenêtres d’où émanaient d’intenses faisceaux de lumière. L’un d’eux illuminait le visage de la grande épouse royale.

— Bien jugé, Votre Majesté, avoua-t-il.

— Mais… pourquoi vous comporter ainsi ? interrogea-t-elle à nouveau.

Maya hésita avant de répondre. Il jugea préférable de se dévoiler.

— Parce que c’est vous et non le roi qui me donnez les ordres depuis cinq mois. Je ne reconnais qu’une seule autorité, celle de mon maître Toutankhamon. Je ne travaillerai que pour lui.

Akhésa était abasourdie. Elle savait le Maître d’Œuvre têtu, mais elle ne l’aurait pas cru obstiné à ce point-là.

Il avait outrepassé les bornes.

— J’agis en tant que grande épouse royale, Maître d’Œuvre, au nom de Pharaon. Mes paroles sont les siennes. La règle intangible de l’Égypte le veut ainsi. Vous avez le devoir de vous conformer à mes directives.

— C’est Toutankhamon qui m’a sauvé la vie, personne d’autre.

— Il ne s’agit ni de vos souvenirs ni de vos sentiments, mais de votre fonction. C’est un couple qui règne sur les Deux Terres, ne l’oubliez pas ! Même si vous me haïssez, êtes-vous décidé enfin à obéir ?

— Auriez-vous l’intention de m’y contraindre, Votre Majesté ?

— Me feriez-vous l’injure d’en douter ?

Maya baissa le regard. Cette femme trop belle portait en elle le malheur. Elle détruirait le roi, il en était sûr. Si Pharaon l’avait élevé à l’une des plus hautes dignités de l’empire, c’était pour qu’il intervienne, avec les nouveaux pouvoirs dont il disposait.

— Permettez-moi de me retirer, Votre Majesté, dit-il avec hargne. Je n’ai pas un instant à perdre.

 

Houy et Nakhtmin se retrouvaient une fois encore au temple de Mout où des médecins étaient initiés à leur art, aux mystères de la vie et de la mort, par la redoutable déesse Sekhmet à tête de lion. Plusieurs cellules étaient réservées aux aspirants praticiens. C’était dans l’une d’elles que les deux hauts dignitaires, à l’abri des oreilles indiscrètes, échangeaient les résultats de leur enquête, jusque-là fort décevante.

Au regard brillant de Houy, Nakhtmin comprit qu’il y avait du nouveau.

— Je crois tenir un indice sérieux, dit Houy, nerveux.

— Lequel ?

— Ce fut long à découvrir et à vérifier, sans doute parce que l’idée était des plus simples. L’homme chargé de nourrir les fauves était malade. Son remplaçant a une excellente réputation. Personne ne s’est méfié de lui, d’autant plus qu’il a une grande habitude des lions et qu’il compte au nombre des surveillants du zoo royal.

— L’as-tu interrogé ?

— Il ne se trouve plus à Thèbes. Il a été envoyé dans la plus lointaine de nos provinces d’Asie pour y capturer des fauves.

— Quand reviendra-t-il ?

— Il ne reviendra pas. Il a été déchiqueté par un lion.

Nakhtmin ne cacha pas sa déception.

— Il a été supprimé. On l’a empêché de parler. Notre meilleure piste est coupée.

— Pas tout à fait.

— Qu’y a-t-il, Houy ? As-tu découvert autre chose ?

— Je le crois, Nakhtmin. Mais ma bouche doit rester close.

— Pourquoi ? N’as-tu plus confiance en moi ? s’indigna le chef d’armée.

— Bien sûr que si.

— En ce cas, explique-toi !

— J’ai appris le nom de la personne dont ce chasseur de lions a été le serviteur. Et ce nom-là, je ne peux le révéler qu’à la grande épouse royale.

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